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«Comment BigPharma corrompt la médecine et le système de santé»

«Le Management fantôme de la médecine» du Pr Sismondo décrit en détail les mains invisibles qui «pharmaceutisent» la société: articles scientifiques, recherches et tests, cours, ordonnances médicales, coopération des autorités.

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Sur la base d’une synthèse de l’ouvrage par Laurent Mucchielli, directeur de recherches au CNRS

Comment les pharmas ont pris au cours des dernières décennies le contrôle de notre santé en arrosant massivement la recherche, les équipes de tests, les médecins, les facultés, les revues scientifiques, les autorités de santé nationales et internationales. Le tout en s’appuyant sur des cabinets de conseil comme McKinsey. C’est ce que décrit en détail le livre Le management fantôme de la médecine. Les mains invisibles de Big Pharma, du professeur canadien Sergio Sismondo.

L’ouvrage de ce professeur de philosophie des sciences à Queen’s University (Kingston, Canada), vient d’être traduit en français. Une mine de renseignements minutieux qui est en accès libre en ligne.

Corrompus sans le savoir…

Management fantôme? Selon ce livre, le système médical est profondément corrompu sans que les acteurs du système ne s’en aperçoivent. De sorte qu’ils deviennent eux-mêmes le ver dans le fruit.

Comme ce fut déjà le cas pour innocenter l’industrie du tabac, on utilise des rédacteurs fantômes. Des employés des pharmas rédigent des articles qui seront ensuite signés – contre indemnités généreuses – par des chercheurs, des professeurs ou même des organismes de recherche sous contrat (ORC), des associations de patients, des leaders d’opinion.

C’est ainsi qu’on fabrique une certitude scientifique: une littérature garantissant la sécurité et l’efficacité des produits aboutit aux revues scientifiques, aux organes de santé publique et aux cabinets des médecins. Elle est ensuite ultra-médiatisée.

Fusionner science et marketing

Sergio Sismondo explore la manière dont l’industrie fusionne science et marketing, pour fabriquer une «pseudo-science» reposant sur une «corruption systémique». Ce système d’influence opaque est probablement bien plus efficace que la publicité, dit-il.

Son livre est issu d’innombrables entretiens, observations de réunions, lectures de documents produits par les industriels et leurs affidés. L’auteur analyse «les principales tactiques et pratiques utilisées par les compagnies pharmaceutiques pour influencer la médecine».

Il nous permet ainsi de comprendre les mécanismes de production, de circulation et de consommation du savoir médical tels que l’industrie pharmaceutique les conçoit, c’est-à-dire dans un univers intellectuel où «la recherche, l’éducation et le marketing ont fusionné». Le tout étant conçu non pour le bien de l’humanité, mais la recherche du profit.

Chaîne de corruption opaque

Dans cette chaîne de corruption opaque, avec de nombreux sous-traitants et des signatures collectives de recherches, il est difficile d’identifier les fils invisibles du management fantôme. Lequel est derrière au moins 40% des articles des revues médicales les plus cotées, affirme Sismondo.

A leur tour, les leaders d’opinion influencent les acteurs de la santé, tels des «zombies de l’industrie». Ce sont souvent des pontes cotés, que les médias interrogent  à l’exclusion de tout autre expert aux vues divergentes [Réd. «les médecins de plateau»].

Fabrique de cours, conférences, études, dossiers de presse

Le livre décrit ensuite «une industrie de services sophistiquée enserre toute communication médicale»: des sociétés de formation qui créent des cours, séminaires, conférences, enquêtes et études.

Ce matériau est remis aux enseignants, aux chercheurs et aux médecins. Les mêmes entreprises nourrissent ensuite des journalistes de “mass médias” et magazines. A qui on  fournit des détails techniques, articles, noms d’experts à contacter… et même des lignes narratives ou des clips vidéos pour les chaînes TV.

L’industrie finance aussi, aux Etats-Unis, les deux tiers des associations de défense des patients (ADP), notamment quand elles organisent des conférences.

La pharmaceutisation rapide de notre société

Résultat: la «pharmaceutisation» de la société progresse rapidement. L’ensemble des ventes de médicaments augmente de près de 10% par an en moyenne. L’auteur évoque le retour du Dr Knock («tout bien portant est un malade qui s’ignore») : l’industrie parvient à «vendre de la maladie» en multipliant les recherches et les solutions médicamenteuses pour les maux de civilisation.

C’est ainsi que la dépression est devenue le «rhume des problèmes mentaux», générant une explosion des ventes d’antidépresseurs comme le Prozac. D’autres troubles chroniques de la société moderne sont également pharmaceutisés, avec des traitements pouvant durer toute une vie : hypertension, diabète, cholestérol, ostéoporose…

OxyContin: 500’000 morts avec la bénédiction des autorités américaines

Ces vingt dernières années, 500’000 Américains sont morts à cause d’opioïdes vendus sur ordonnance comme anti-douleurs mais qui étaient en réalité tout aussi dangereux et addictifs que l’héroïne.

L’ouvrage rappelle comment la firme Purdue a réussi à obtenir en 1995 l’autorisation de la Food and Drug Administration (FDA) pour son analgésique OxyContin. Elle a d’abord invité 5000 participants à 40 conférences sur la douleur tous frais payés. Une partie d’entre eux ont été identifiés comme leaders d’opinion, à même d’influencer les prescripteurs. Au total, une liste de 2500 médecins, recrutés pour animer plus de 20’000 événements éducatifs.

Tissage de relations avec les médecins, les patients et les gouvernements

Purdue a ensuite passé un accord rémunéré avec la Joint Commission on Accreditation of Healthcare Organizations. Cette entité composée de médecins, qui se dit «indépendante et à but non lucratif» est un élément clé du processus d’accréditation officiel. Ce qui a permis à la firme de diffuser son produit dans tous les hôpitaux du pays.

Suit encore une longue série de cadeaux aux associations médicales sur la gériatrie et les anti-douleurs, ainsi que le processus visant à bloquer les contrôles de la Drug Enforcement Administration (DEA, agence chargée de lutter contre la drogue). Les employés de la DEA se voyaient systématiquement offrir des postes liés à l’industrie (au total, 50 collaborateurs débauchés. Et des élus grassement payés s’assuraient que la DEA ferme les yeux.

Entre dealers légaux et mafias, quelle frontière ?

Quand le scandale finit par éclater, dès 2017, la firme est condamnée à 600 millions de dollars d’amende – une goutte d’eau comparée aux dizaines de milliards que cette drogue légale a rapportés. En plus, des centaines de milliers de patients devenus dépendants ont ensuite basculé dans les bras des trafiquants de drogue.

Entre les dealers légalisés de Purdue et les mafias du crime organisé, quelle est la différence, demande l’ouvrage de Sismondo.

Des méthodes qui aident aussi à comprendre la crise du Covid 

La version française du livre contient une postface inédite. Celle-ci analyse comment l’épidémie du coronavirus a été proclamée crise de santé publique plutôt que problème de santé individuelle. Ce qui a permis de resserrer les liens entre pharmas, gouvernements, universités et organisations internationales comme l’OMS.

De même, l’industrie a pu, toujours avec l’aide de la firme McKinsey, tester la diffusion d’un récit planétaire : une seule solution, la vaccination! Garantie sûre et efficace à 95%.

L’auteur rappelle aussi que le même système a permis la promotion dithyrambique d’un antiviral pourtant reconnu inefficace et risqué après les épidémies d’hépatite C et d’Ebola : le Remdesivir de Gilead.

Des lacunes encore à combler

«Dans l’idéal, le livre aurait donc dû inclure des recherches sur les stratégies de l’industrie pour traiter avec les gouvernements et le grand public, deux éléments cruciaux pour le succès commercial de leurs produits en période de pandémie», reconnaît Sismondo.

Laurent Mucchielli regrette cependant que l’auteur ait ignoré le scandale du Lancet – avec son article frauduleux condamnant l’usage prometteur du traitement à l’hydroxychloroquine du professeur Raoult. De même pour les graves effets secondaires du vaccin, imposé au pas de charge par une «propagande industrielle et politique déployée avec plus de force que jamais.»

Mais de telles analyses demandent encore, sans doute, du recul. Et Le management fantôme de la médecine constitue sans nul doute un important jalon dans ce sens.

A lire

Références

Abraham J. (2010), « Pharmaceuticalization of Society in Context: Theoretical, Empirical and Health Dimensions », Sociology, 44 (4), p. 603-622.

Case A., Deaton A. (2021), Morts de désespoir. L’avenir du capitalisme, Paris, Presses Universitaires de France.

Moynihan R., Cassels A., (2005), Selling Sickness. How drug companies are turning us all into patients, Crows Nest, Allen and Unwin.

Mucchielli L. (2022a), La doxa du Covid. Tome 1 : Peur, santé, corruption et démocratie, Bastia, éditions Éoliennes.

Mucchielli L. (2022b), « ‘Fin de partie’ pour l’hydroxychloroquine ? Une escroquerie intellectuelle (le Lancetgate) », in Mucchielli L. (dir.), La doxa du Covid. Tome 2 : Enquête sur la gestion politico-sanitaire de la crise, Bastia, éditions Éoliennes, p. 99-110.

Quinones S. (2015), Dreamland. The True Tale of America’s Opiate Epidemic, London, Bloomsbery Press.

Proctor R., (2014), Golden Holocaust. La conspiration des industriels du tabac, Paris, éditions des Équateurs.

Sismondo S. (2021), « Epistemic Corruption, the Pharmaceutical Industry, and the Body of Medical Science », Frontiers in Research Metrics and Analytics, 8 (6), 614013.

Sismondo S. (2023), Le management fantôme de la médecine. Les mains invisibles de Big Pharma, Paris, ENS éditions (en ligne).

Williams S., Martin P. et Gabe J. (2011), « The Pharmaceuticalisation of Society ? A Framework for Analysis », Sociology of Health & Illness, 33 (5), p. 710-725.